Transformer nos modes de consommation pour une transition écologique juste
À l’heure où j’écris ces lignes, le sud-ouest des États-Unis souffre, pour une deuxième année de suite, des pires feux de forêt de leur histoire. La fumée est visible jusque dans le sud du Québec. Les changements climatiques s’accélèrent et ces feux de forêt démontrent l’urgence de repenser nos manières d’habiter, de travailler, de nous déplacer, de socialiser et, plus généralement, de consommer, afin de réduire nos émissions de gaz à effet de serre et de préserver nos écosystèmes. Les coûts de l’inaction dépassent largement les investissements aujourd’hui nécessaires pour que nous puissions vivre dans une société durable.
Dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, le célèbre économiste Adam Smith écrit : « La consommation est l’unique but, l’unique terme de toute production, et l’on ne devrait jamais s’occuper de l’intérêt du producteur, qu’autant qu’il le faut seulement pour favoriser l’intérêt du consommateur ». La consommation est la fin et le moyen de notre système économique. Pour contrecarrer la crise environnementale en réduisant le plus possible notre recours aux énergies fossiles, ce sont nos modes de consommation et ce qui les soutient qu’il nous faut transformer.
Sans surprise donc, dans l’étude de la consommation durable, comprendre le changement trône au sommet de l’ordre du jour. Il s’agit d’une entreprise transdisciplinaire qui se fait souvent en collaboration étroite avec le milieu, soit des entreprises et divers acteurs privés, des organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, des organismes communautaires et divers acteurs locaux. En même temps, des disciplines scientifiques aussi diverses que la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la géographie humaine, l’urbanisme ou la psychologie s’allient pour comprendre comment le changement survient à l’échelle individuelle et collective, les motivations des consommateurs et des consommatrices, les facteurs qui facilitent ou entravent l’adoption de nouvelles habitudes, les processus en jeu, et ainsi de suite. En parallèle, les sciences sociales se tournent vers les sciences de la santé, mais aussi vers la biologie, l’écologie, la géographie physique, la chimie, la physique et les sciences du climat en général pour déterminer avec elles les priorités et la direction générale à adopter, pour opérer rapidement ce qui se nomme aujourd’hui la transition écologique juste.
L’expertise scientifique démontre sans équivoque que le plus urgent, comme société, est de repenser nos infrastructures pour diminuer drastiquement notre recours aux énergies fossiles. L’électrification des transports et le développement du transport collectif figurent au nombre des priorités. Réduire les émissions liées au chauffage de nos maisons mais aussi des édifices commerciaux ou gouvernementaux en est une autre. Améliorer la durabilité de nos systèmes alimentaires est aussi un enjeu majeur. Ces transformations peuvent être source de justice sociale : développer les transports collectifs permet de faciliter les déplacements de tous ceux et celles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas conduire une automobile — pour des raisons financières ou de santé, par exemple. Il a été à maintes reprises démontré que l’accès à un système de transport en commun abordable et efficace favorise l’emploi chez les groupes les plus démunis. Améliorer l’efficacité énergétique de nos maisons permet de réduire les coûts de chauffage et d’augmenter le confort des familles qui peuvent vivre dans des logements inadéquats et qui voient souvent leur santé en souffrir. La transformation de nos systèmes alimentaires est l’occasion de repenser la distribution des aliments et de promouvoir l’accès à une alimentation de qualité pour tous, mais aussi d’améliorer les conditions de travail — souvent problématiques — des travailleurs et travailleuses agricoles.
Ces changements et les actions à poser pour les voir se matérialiser peuvent sembler très abstraits et hors de portée, mais il ne faut pas se tromper : la transition écologique nous interpelle toutes et tous à la fois comme consommateur et comme citoyen. Comme citoyen, d’abord, parce que la tâche qui nous revient nous invite à être présents dans la sphère politique, à agir collectivement, à nous positionner face à l’État et à nous montrer solidaires les uns des autres. Comme consommateur, ensuite, parce qu’il nous faut aujourd’hui réfléchir à ce que nous achetons, au volume de ce que nous consommons, à la provenance des marchandises et à leur processus de fabrication, tant du point de vue environnemental que des conditions de travail par exemple. L’heure est venue de repenser notre rapport aux objets en général, au rôle qu’ils jouent dans notre existence et à leur impact sur la société et sur la planète. En même temps, la transition écologique nous invite à revoir des habitudes bien établies dans nos vies quotidiennes, au travail, à l’école et dans nos loisirs.
La transition écologique n’est pas nécessairement synonyme de sacrifices et nous pouvons, individuellement et comme société, en tirer de nombreux avantages immédiats. Plusieurs des mesures proposées au Québec, au Canada, et au-delà promettent une augmentation du bien-être général et une amélioration de notre qualité de vie. Par exemple, un des moyens proposés pour réduire la consommation en général et les émissions liées au transport est la réduction du temps de travail et l’adoption de la semaine de quatre jours. Minimiser la circulation automobile réduira par ailleurs la pollution par le bruit et améliorera la qualité de l’air, avec des effets positifs sur la santé. Reverdir nos villes pour lutter, entre autres, contre les îlots de chaleur et pour offrir des espaces de fraîcheur dans un contexte où les épisodes de canicule sont plus nombreux, plus longs et plus intenses, facilite l’accès à la nature et à des espaces publics agréables. Posséder moins d’objets libère aussi du temps pour faire autre chose : acheter, nettoyer, entretenir, réparer et jeter demande un investissement en temps et peut mettre une pression financière importante sur les ménages.
Toutefois, si la plupart d’entre nous reconnaissent la nécessité d’agir et la direction des changements à apporter, passer de la parole aux actes peut être plus difficile qu’il n’y paraît à première vue. En effet, transformer nos modes de consommation, c’est transformer nos habitudes et nos manières de faire au jour le jour. Or, les habitudes sont têtues : chassez le naturel et il revient au galop ! Pour cette raison, l’étude de la vie quotidienne et des habitudes est l’un des points focaux de la recherche sur la consommation durable. Quelques idées maîtresses traversent ce champ de recherche :
La consommation s’enracine le plus souvent dans nos routines et nos habitudes qui, par définition, relèvent d’automatismes beaucoup plus que de décisions conscientes et de choix rationnels. Ceci a des effets sur les mesures à favoriser pour transformer nos modes de consommation. L’achat alimentaire est ici un excellent exemple. Les consommateurs et consommatrices, pour une large part, achètent continuellement les mêmes produits, qui sont déjà bien intégrés à leur régime alimentaire. Pour penser changer les produits qu’ils consomment, il faut faire plus qu’informer et convaincre : il faut changer les aliments disponibles et la manière d’y accéder, et rendre familiers des produits relativement peu cuisinés — par exemple les légumineuses — que les gens pourront progressivement intégrer à leur régime alimentaire, favorisant du même coup une alimentation saine, écologique et abordable.
La consommation est inséparable des relations sociales qui rythment la vie quotidienne ainsi que de son contexte matériel — autant l’environnement bâti que les objets qu’on utilise. Par exemple, l’accès à des alternatives viables à l’auto solo est essentiel pour réduire les émissions liées aux modes de transport actuels et réduire leurs conséquences négatives. Transformer nos pratiques dans ce domaine est toutefois beaucoup plus difficile si une grande distance sépare notre maison de notre lieu de travail et de l’école des enfants, par exemple. De même, changer nos pratiques alimentaires est beaucoup plus complexe s’il faut s’adapter aux goûts et préférences de l’ensemble des membres de la famille et que notre horaire nous laisse peu de temps pour cuisiner ou apprendre de nouvelles recettes.
La consommation repose sur des règles et des normes sociales qu’elle contribue à reproduire, mais aussi à transformer. Par exemple, des normes particulièrement fortes encadrent la consommation de viande. Pour beaucoup, un souper digne de ce nom doit absolument contenir de la viande. Ne pas en manger demeure, dans bien des situations, controversé et peut même provoquer des réactions émotives fortes, par exemple à Noël. Ces réactions sont un indice montrant qu’on a enfreint une norme sociale. Ce sont toutefois des normes qui semblent être en train de bouger, alors que la cuisine végétarienne est de plus en plus présente dans les médias, que des menus sans viande sont offerts dans les cafétérias, et que la société plus large est engagée dans une remise en cause de la manière de produire nos aliments et de les consommer.typo3/
En bref, le changement dans nos pratiques de consommation est un processus complexe qui s’appuie sur une transformation des normes, des relations sociales, du contexte matériel et des infrastructures, et qui opère simultanément à l’échelle individuelle et à l’échelle collective. Ces idées orientent une bonne partie de la recherche en sciences sociales sur la consommation durable et invitent à plonger au cœur d’une question centrale aux discussions sur la transition écologique juste, celle de la dualité entre action individuelle et changement systémique. Cette question est importante parce que la réponse qu’on y apporte détermine les priorités d’action. Le problème est le suivant : la transition écologique implique une transformation de nos modes de consommation qui, en pratique, survient à l’échelle individuelle. Toutefois, le nœud du problème se situe au niveau des infrastructures, de l’organisation économique, des grandes industries et des politiques publiques, donc au niveau systémique. En concentrant nos énergies sur les actions individuelles, ne passons-nous pas à côté de la cible ? Ne risquons-nous pas d’investir nos énergies au mauvais endroit, en oubliant l’importance d’un changement structurel ?
Plusieurs réponses existent, mais voici la mienne : pour participer à mettre la transition écologique en marche, la meilleure stratégie est d’agir à la fois comme consommateur et comme citoyen, c’est-à-dire changer nos habitudes au jour le jour et nous servir de ces changements comme tremplin pour la sphère politique. De cette manière, nos actions ont trois effets : elles ont des avantages immédiats (comme la réduction de la pollution et des émissions de gaz à effet de serre), elles contribuent à transformer les normes sociales (en normalisant des courants comme le zéro déchet ou le végétarisme, par exemple), et elles servent de passerelle vers la sphère politique en nous permettant de nous inscrire dans un effort collectif. En d’autres mots, en agissant à la fois comme consommateur et comme citoyen, nous portons à la fois le changement individuel et le changement social qui, dans la lutte contre les changements climatiques, doivent avancer main dans la main.
Laurence Godin, Ph.D.
Professeure adjointe en sciences de la consommation
laurence.godin@fsaa.ulaval.ca
Smith, A. (1843). Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Tome 2, Paris : Guillaumin, p. 307.