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Billet novembre 2019

Des valeurs alimentaires aux comportements d’achat : consommateur incohérent ou environnement trop complexe?

En février 2019, lors d’une entrevue relatée dans le journal La Presse au sujet de la perception de l’industrie agroalimentaire par les consommateurs, le chef de la Direction de la Coop Fédérée, Gaetan Desroches, déplorait ce qu’il décrivait comme « l’incohérence des consommateurs ». Il expliquait en effet observer que les consommateurs exprimaient des exigences croissantes envers, notamment, l’origine locale des produits et leur caractère sécuritaire, mais que ces exigences ne se reflétaient pas dans leurs comportements d’achat. Au moment de l’achat, selon ses mots, « c’est le portefeuille qui parle ».

Ce billet examine, à travers le prisme des sciences économiques, ce paradoxe apparent entre les préférences exprimées par les consommateurs et les comportements qu’ils adoptent lors de leurs achats.


Des consommateurs de plus en plus préoccupés par les modalités de production de leur alimentation

Le constat dressé dans l’entrevue mentionnée ci-avant découle avant tout d’un changement majeur dans la façon dont les consommateurs évaluent les produits alimentaires qu’ils consomment : alors qu’auparavant, leur attention semblait se porter en priorité sur les caractéristiques sensorielles (goût, texture, aspect) et fonctionnelles (caractère nutritif, propriétés physiques) des produits, ils manifestent un intérêt de plus en plus marqué envers les caractéristiques des systèmes de production dont ils sont issus. 

Ce constat ne s’arrête pas au secteur de l’alimentation. Dans l’industrie du vêtement, c’est une véritable révolution qui se joue depuis peu : si auparavant, les consommateurs se focalisaient sur des critères de qualité observable des produits (tels que la solidité et la longévité du matériau, la couleur, ou encore la forme ou même la marque), ces derniers se préoccupent désormais fréquemment de l’origine géographique, de l’impact environnemental et du caractère responsable de la filière de production des vêtements qu’ils achètent. Cette tendance forte incite les acteurs de la filière à miser sur des pratiques écoresponsables, et à revoir totalement leurs modèles économiques. Une étude publiée en septembre 2019 par la Chaire Institut Français de la mode – Première vision, menée auprès de 5000 consommateurs en Europe (France, Italie, Allemagne) et aux USA, indiquait ainsi que les consommateurs étaient de plus en plus nombreux à plébisciter des filières textiles plus éco-responsables : 45,8% des Français avaient, en 2019, déclaré avoir acheté un produit relevant de la mode éco-responsable.

Au cœur de ces nouvelles pratiques de consommation, se trouve également une exigence de plus en plus grande de transparence sur les modalités de production et de transformation. Lorsqu’ils achètent un aliment, certains consommateurs s’intéressent ainsi désormais aux intrants agricoles employés pour le produire (Sont-ils synthétiques ou naturels ?), aux additifs utilisés dans sa transformation (certains seraient-ils cancérigènes ?), ou encore à la façon dont les profits se répartissent le long de la filière de production (s’agit-il d’une filière équitable ?). Derrière ces questions, on relève une certaine défiance envers les filières, exacerbée par des scandales récents qui ont touché le secteur. Ces crises récentes ont aussi jeté le doute sur la fiabilité des instances supposées contrôler et assurer la sécurité des aliments. Éloigné (géographiquement comme économiquement) de la production et de la transformation alimentaire, le consommateur cherche à se réapproprier ce qui semble être devenu pour lui une boîte noire. Le succès de plateformes collaboratives d’information telles qu’Open Food Facts en est une illustration – chacun peut y obtenir des informations sur les ingrédients, les allergènes, les valeurs nutritionnelles ou encore les additifs présents dans les produits.

À cela s’ajoute une prise de conscience de plus en plus grande, pour le consommateur, des impacts de sa consommation alimentaire sur l’environnement et sur sa santé. Celui-ci recherche alors des produits qui le rassurent : plus proches de lui, plus naturels, porteurs de sens. Il se tourne pour cela vers des consommations identifiées comme biologiques, éthiques, locales, « sans » (additifs, conservateurs, résidus, OGM, gluten, etc.), tout en se méfiant de plus en plus des produits transformés issus de l’industrie, qu’il juge moins sûrs, voire moins bons. Ainsi, d’après le baromètre de Greenuxlab/MBA ESG UQAM, en 2018, plus de 70% des consommateurs québécois, déclaraient considérer l’achat de produits sans OGM et/ou antibiotiques et/ou additifs et/ou conservateurs et/ou arômes artificiels comme important ou très important.

Pourquoi le comportement d’achat ne reflète-t-il pas toujours ces exigences du consommateur?

Les consommateurs sont-ils toujours prêts à changer leurs comportements pour acheter des produits qui répondent mieux à ces nouvelles préoccupations ? Pas nécessairement. Ainsi, par exemple, malgré les sondages qui indiquent que les consommateurs recherchent des produits comportant moins d’additifs, on observe que la part des aliments frais n’a cessé de diminuer dans les dernières décennies au profit des aliments transformés, et que plus d’un tiers des produits alimentaires achetés par les Québécois demeurent des produits ultra-transformés.

Pour expliquer cet apparent décalage entre les exigences du consommateur et ses comportements d’achat, plusieurs hypothèses peuvent être formulées.

Le prix au cœur des comportements

Tout d’abord, il est possible que les consommateurs soient prêts à payer plus cher pour des produits correspondant mieux à leurs attentes, mais que ce montant supplémentaire qu’ils consentiraient à payer ne leur permette pas de changer effectivement de comportement d’achat. C’est le cas si les prix de marché sont trop élevés à un moment donné. Et les consommateurs sont prêts, à l’inverse, à accepter de faire des concessions sur leurs exigences concernant certaines caractéristiques si le prix des produits est suffisamment bas. Par exemple, leur préférence pour les produits locaux pourrait ne pas se manifester dans leurs achats si les produits équivalents non locaux sont vendus beaucoup moins chers.

En effet, si les valeurs mentionnées ci-avant sont importantes, il demeure que les comportements d’achats alimentaires sont toujours, dans la majorité des cas, motivés en priorité par le prix (ainsi que le goût et la facilité d’usage des aliments). D’après une enquête publiée dans le Bottin Consommation et Distribution alimentaire en Chiffres 2017 du MAPAQ, le prix était, pour 82% des répondants, le principal enjeu alimentaire qui préoccupait les Québécois en 2016, devant l’hygiène des établissements alimentaires (79%) et les maladies d’origine alimentaire (69%). Si les préoccupations listées au début de l’article sont importantes, leur impact sur les achats n’est pas aussi fort que celui des prix, et pas aussi immédiat – il n’est donc pas aussi facilement observable lorsque l’on étudie la demande, même s’il pourrait, sur le long terme, contribuer à des évolutions notables sur les marchés.

La méthodologie de l’économie expérimentale nous permet d’explorer « au microscope » les comportements d’achat et ainsi d’examiner ces cas dans lesquels les changements des préférences ne se traduisent pas nécessairement par des changements directement observables dans les données d’achats. Pour cela, les économistes observent les consommateurs dans des situations d’achat construites en laboratoire, dans des situations réelles, mais contrôlées et calibrées de façon à permettre de mesurer au plus précisément les caractéristiques qui impactent leur disposition à payer. Par le passé, de telles études, portant notamment sur l’origine des produits, ont permis de mieux comprendre certaines pratiques qui semblaient à l’opposé des opinions exprimées par les citoyens-consommateurs.

Des décisions complexes dans un environnement d’abondance

Au-delà de l’effet des prix, un deuxième élément qui pourrait expliquer les décalages observés nous est suggéré par une branche relativement récente des sciences économiques : l’économie comportementale. L’analyse économique standard examine les choix des consommateurs sur les marchés en fonction de leurs ressources limitées (en argent et en temps), en plaçant l’emphase sur les effets des prix des produits et des préférences des individus. Si ces deux éléments, comme nous l’avons vu, sont toujours des leviers importants des décisions d’achat, l’économie comportementale propose d’enrichir cette approche en prenant en compte des ressources jusqu’à présent négligées dans ces modèles : les ressources cognitives. Ainsi, la théorie comportementale du consommateur repose sur la notion de rationalité limitée (introduite par Herbert Simon dès les années 1950) : plutôt que d’analyser intégralement chaque option avant de faire un choix, un consommateur va avoir recours à des heuristiques, c’est-à-dire à des raccourcis de décision. Et ces heuristiques vont s’appuyer sur les indications disponibles et accessibles dans le contexte au moment du choix : par exemple, si l’une des options est présentée comme étant sélectionnée par défaut, cette option sera considérée en priorité – c’est l’heuristique du choix par défaut.

Or, l’environnement des achats alimentaires, aujourd’hui, est caractérisé par une très grande complexité : il change en permanence, et de façon très rapide, avec une abondance de produits et une superposition d’informations provenant de sources et de supports multiples. Cet environnement rend les informations alimentaires particulièrement difficiles à intégrer dans les décisions. Dans le Baromètre de la confiance des consommateurs québécois à l’égard des aliments 2019 , un consommateur sur deux trouvait qu’il y avait « beaucoup d’informations disponibles, parfois contradictoires » et déclarait ne pas savoir laquelle choisir. On peut alors faire l’hypothèse que le consommateur va se reposer d’autant plus sur les heuristiques de décision pour naviguer dans cet environnement de surcharge informationnelle : face à la complexité, le consommateur va chercher à simplifier sa prise de décision, quitte à laisser de côté certains éléments. Ainsi, si les achats ne sont pas le reflet exact des valeurs déclarées par les consommateurs, c’est peut-être, en partie, parce qu’il est trop difficile de traduire ses opinions dans ses choix - la complexité de l’environnement induit des écarts entre préférences et comportements.

Comment peut-on accompagner le consommateur face à cette abondance d’options?

Les résultats des recherches en sciences comportementales nous enseignent que les clés se trouvent notamment dans la fiabilité et la digestibilité de l’information.

En termes de fiabilité, la transparence des critères d’attribution des logos et des processus de certification est nécessaire pour rassurer le consommateur et lui redonner confiance dans son alimentation. En termes de digestibilité, il s’agit de lutter contre la multiplication de logos redondants, voire contradictoires. Le cas de l’information nutritionnelle est particulièrement éloquent à ce sujet : les recherches récentes montrent que les logos qui synthétisent l’information, plutôt que d’en donner une longue liste détaillée, sont plus performants pour accompagner les choix des consommateurs. C’est le cas du Nutri-Score français qui réduit à un indicateur unique (une lettre entre A et E) un ensemble complexe de critères nutritionnels.

Le nouvel environnement technologique fait également émerger des pistes intéressantes pour renforcer ces aspects. Ainsi, le développement des blockchains dans les filières agroalimentaires pourrait permettre d’améliorer la transparence et la traçabilité des produits. Parallèlement, l’intelligence artificielle pourrait permettre la sélection, l’évaluation et l’intégration d’une grande quantité d’informations personnalisées en fonction de ses exigences et préférences individuelles.

Laure Saulais
Ph.D. Professeure agrégée en sciences de la consommation
laure.saulais@fsaa.ulaval.ca

 


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