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Billet octobre 2024

La consommation engagée

La consommation n’est pas qu’un acte privé, elle a des conséquences sociales et politiques. Par exemple, en quoi une banane certifiée équitable est-elle différente de celle qui ne l’est pas ? Pour le consommateur, pas grand-chose, la banane aura probablement le même goût. Toutefois, pour le producteur, cela peut représenter une grande différence dans ses conditions de travail. Ainsi, consommer équitable implique de considérer les conséquences de nos choix, d’avoir à l’esprit qu’une banane n’est pas une marchandise sans âme, qu’elle est le fruit du travail d’une autre personne. Pour cette raison, on parle de consommation engagée (ou responsable) lorsqu’on achète équitable, biologique ou encore végan. Avoir à cœur la justice sociale, la protection de l’environnement ou le bien-être animal permet de signifier ses valeurs sur le marché, mais est-ce suffisant ? Peut-on vraiment changer le monde avec son portefeuille ?

Pour Sophie Dubuisson-Quellier, autrice phare sur le sujet, « la consommation engagée traduit la volonté des citoyens d’exprimer directement, par leurs choix marchands ou par leurs modes de vie, des positions politiques. »1. Cet engagement peut se décliner en deux dimensions : individuelle et collective. La première est centrée sur l’acte d’achat en lui-même en favorisant certains produits plutôt que d’autres (le « buycott ») ou en n’achetant pas certaines marques (le « boycott »). De son côté, la dimension collective implique d’agir directement sur l’organisation du marché, par exemple en identifiant les produits à consommer avec des labels ou une application comme Yuka. Cela peut s’associer aussi avec des mouvements sociaux, comme les campagnes de dénonciations des OGM dans les années 1990 ou encore sur les fruits hors saisons. De manière plus active, les consommateurs peuvent s’organiser pour soutenir directement les producteurs, comme les Fermiers de famille ou encore les épiceries autogérées2.

Pour les plus critiques, l’engagement par la consommation n’entraine pas un dépassement de l’individualisme contemporain3. Par exemple, les consommateurs sont à la fois séduits par l’écologie, mais recherchent toujours leur bonheur à travers la consommation. Cette tension est nommée le « green gap » et s’appuie sur les contradictions entre différents rôles sociaux, entre consommateurs individualistes et citoyens tournés vers l’intérêt général4. Cette double injonction impose de  mieux consommer alors que la société valorise le plaisir, l’accumulation et l’insouciance5. C’est ainsi qu’on observe un décalage entre la société que les consommateurs souhaitent et celle qu’ils choisissent au supermarché6. Cela s’observe notamment lorsque le pouvoir d’achat s’érode : ce sont les produits les plus chers qui écopent, notamment ceux avec des labels écoresponsables.

Pour les plus optimistes, la consommation engagée permet de concilier cette tension en achetant des produits correspondant aux valeurs environnementales. Ce type « d’action collective individualisée » crée les conditions « d'une infra-politique », c’est-à-dire une politisation de la vie quotidienne7. En s’engageant à travers le marché, les consommateurs expriment leur citoyenneté dans l’arène économique, celle des nouveaux mouvements sociaux économiques dont l’économie sociale et solidaire se réclame 8,9. Plusieurs études empiriques ont montré, notamment dans les champs de l’alimentation et de l’énergie, que l’engagement favorise le développement d’une citoyenneté écologique 10,11. Toutefois, d’autres travaux démontrent aussi les limites à cette forme d’engagement : celle-ci serait une forme de responsabilisation des individus en phase avec l’idéologie néolibérale qui permettrait à la fois aux consommateurs et aux pouvoirs publics de se dédouaner de leur responsabilité collective1. De plus, la consommation engagée est très fortement liée à la position socioéconomique : elle concerne essentiellement des femmes, éduquées, blanches et ayant un revenu élevé12. Ainsi, il reste encore à comprendre comment des formes collectives et inclusives de consommation durable peuvent s’implanter, et pour ce faire, il semble pertinent de questionner les pratiques de consommation, et non pas seulement les valeurs que prêtent les individus à leurs paniers d’épicerie.

 

Ali Romdhani
Professeur adjoint en sciences de la consommation
Département d’économie agroalimentaire et des sciences de la consommation

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