Les sciences de la consommation : un domaine d’étude qu’on gagne à connaître!
Le symbolisme et la signification des habitudes de consommation : l’importance des rituels au cœur des dynamiques de consommation
Quand j’ai eu le privilège de participer aux réflexions du blogue « consommatique » pour le mois de novembre, je ne m’imaginais pas un seul instant la complexité que pouvait revêtir cet exercice intellectuel apparemment anodin. Il était difficile de pouvoir identifier une problématique suffisamment porteuse d’intérêt et susceptible, par la même occasion, de faire l’écho des nombreuses interrogations qui traversent l’évolution des disciplines orientées vers l’étude du consommateur. Après maints questionnements, et à la faveur du récent colloque international organisé par l’Université Laval sur la thématique « Rites et identités », il m’est apparu judicieux de me prononcer sur l’importance des rituels au cœur des dynamiques de consommation.
De prime abord, il est important de préciser que le concept de rituel en lui-même n’est pas nouveau. En effet, bien avant que l’inventivité humaine ne consacre solennellement la naissance des sociétés traditionnelles, les rituels existaient et constituaient déjà de puissants ferments symboliques et identitaires autour desquels se structuraient les rapports interpersonnels. Pour donner quelques exemples, en Chine, les femmes de l’ethnie Miaos s’abstiennent de se couper les cheveux puisque la longueur de leur coiffe est un indicateur social censé refléter leur richesse et leur appartenance à une caste noble. En Amazonie brésilienne, les jeunes garçons appartenant à la tribu Satéré-Mawé sont soumis dès l’âge de 13 ans au rituel des piqures de fourmis afin d’éprouver leur capacité à assumer la virilité de l’âge adulte. Encore aujourd’hui, de nombreux rituels continuent d’être célébrés partout à travers le monde (ex. : Noël, Halloween, Pâques, etc.). Même si certains d’entre eux ont été progressivement dépourvus de leur mystique religieuse (ex. : la Pâques au Québec), il demeure qu’ils occupent une dimension émotionnelle prégnante dans l’imaginaire collectif.
Comme on peut facilement s’en rendre compte, les rituels reposent dans leur majorité sur un ensemble de conduites relativement codifiées dont la répétitivité dans le temps confère aux auteurs une forte charge affective. De la routine banale que l’on déploie pour son geste de beauté matinal à l’épreuve initiatique sophistiquée que l’on subit pour intégrer une fratrie universitaire, le rituel est omniprésent et imprègne le vécu des individus dans leurs rapports aux transitions ou évènements importants de l’existence. Comme l’indique le professeur Denis Jeffrey, les rituels renvoient généralement à « des moments de vie qui rappellent aux hommes leur jardin intérieur, leur identité et leurs conduites vis-à-vis des forces qui les débordent. Ils trouvent leur efficacité dans une logique symbolique fondée sur ce qu’ils rapportent en termes existentiels : apaisement, assurance, protection, paix de l’esprit, sécurisation, participation, libération, remémoration, purification intérieure, guérison, transition, maîtrise de soi, transformation, différenciation, reconnaissance, identification, etc. ». En s’y investissant, les individus apprennent donc à affronter la réalité du quotidien en l’inscrivant dans une logique symbolique permettant de fournir une réponse individuelle ou collective à certaines interrogations (ex. : la vie, le bonheur, la paix, etc.) ou menaces (ex. : la mort) dominantes de l’existence.
Si le rituel continue encore aujourd’hui de constituer un enjeu important et d’être un concept en travail dans de nombreuses disciplines, c’est en grande partie parce que les contextes de consommation qui prévalent à sa célébration semblent lui conférer une force prescriptive sans précédent. En effet, depuis le triomphe du postmodernisme, les consommateurs, pris par le vertige de leurs aspirations libertaires, ne cessent de manifester à travers la consommation une volonté de s’affranchir du joug tutélaire d’une rationalité censée les priver de leurs revendications sensualistes. Ce changement de paradigme engendre avec lui une transformation profonde du rapport de l’individu à l’objet. Dans des sociétés où les normes de comportement sont de plus en plus fortes, la consommation ne se réduit plus uniquement à la possession du bien, mais aux symboles et significations qui en découlent et qui sont eux-mêmes symboliquement « consommés » par les individus. L’ère de l’« homo semioticus » s’amorce ainsi avec pour toile de fond la primauté du sens sur l’objet et le désir ultime du consommateur de réinventer et de mettre en scène socialement son quotidien en y apportant du vécu, de la féérie et du sens. Sous ce rapport, la satisfaction qui découle de la consommation d’un bien se jauge dorénavant à la capacité de celui-ci à procurer une jouissance symbolique et identitaire à un consommateur constamment en quête de légitimation sociale.
On ne se le cachera pas! La consommation s’impose aujourd’hui comme le cœur battant des sociétés modernes où les individus consomment ostensiblement pour répondre de leur personne dans le regard des autres. Ces nouveaux rôles désormais dévolus à la consommation nourrissent la pertinence de l’exploitation des rituels comme levier stratégique pour de nombreuses organisations à but lucratif. Oreo par exemple a su bien exploiter ce filon commercial en identifiant l’ensemble des conduites ritualisées qui sont mises en œuvre par les enfants afin de s’approprier leurs biscuits.
Nike a procédé de la même façon en s’appropriant le rituel de la victoire initié par l’athlète Lebron James. Nespresso essaie également de profiter des bénéfices du rituel en définissant autour de ses produits tout un répertoire de gestes ritualisés susceptibles d’éduquer les consommateurs aux codes du bon amateur de café. Dans leurs différentes boutiques, les consommateurs sont invités à des séances de préparation, de dégustation et de présentation selon un processus codifié devant leur permettre d’acquérir les codes identitaires du barista. Ces exemples suffisent à eux seuls à montrer à quel point l’observation de certaines routines propres au consommateur peut constituer un terreau fertile en termes de rituels afin de faire adhérer un plus grand nombre d’individus au discours de la marque. Récemment, L’Oréal a réussi à déployer toute une vaste gamme de produits de beauté en s’inspirant de l’observation des rituels de soins dans de nombreuses cultures à travers le monde.
En dépit de leur valeur stratégique inestimable, l’exploitation des rituels reste encore une avenue très peu exploitée dans la sphère de la consommation. Au regard des nombreuses possibilités qu’ils offrent, leur intégration progressive aux réflexions des organisations pourrait permettre de dégager des pistes pour solutionner des problématiques importantes de consommation. Comme j’en discutais avec mes étudiants à la maîtrise, on pourrait envisager de mobiliser les rituels dans la compréhension des facteurs de résistance à certains programmes alimentaires ou à la réceptivité de certains aliments. J’ose espérer que ces réflexions personnelles suscitent un début de questionnement et aide à mieux situer l’importance des rituels dans les secteurs de la consommation en constante mutation.
Bernard Korai
Professeur Adjoint
Titulaire de la CLÉ en consommation et développement durables
bernard.korai@fsaa.ulaval.ca